Thursday, March 29, 2007

Travailleur, manage-toi

Ce billet de Swâmi Petaramesh me fait penser au livre de Vincent de Gaujelac, "La société malade de la gestion". Un ancien billet d'Agnès aussi d'ailleurs. Je me rends compte que cela fait déjà un an. Dire que je voulais bloguer quelque chose sur le sujet à l'époque. C'est un luxe que seul un bloggeur peut se permettre : laisser les choses arriver et donner l'impulsion.
Il y a un an bloguer sur le billet d'Agnès et le livre de Gaujelac signifiait que je devais me farcir des extraits du livre à taper, alors que là je fais le minimum : Poster des extraits d'une interview (datée du 1er Mars 2007) de Gaujelac sur laquelle je suis tombé il y a quelques jours. Comme quoi le hasard fait bien les choses.

Présentation de l'interview :
(...) Portrait d’une société contaminée par l’idéologie managériale. Pénétrant tous les recoins de la vie sociale et productive, la gestion n’a cessé d’instiller des valeurs et un art de vivre "hyperbourgeois" fondés sur l’argent, la "lutte des places" et la course à la reconnaissance. (...)

Extraits :
(...) Vous avez alors la nature profonde de ce nouveau type de pouvoir qui se met en place dans les entreprises mais aussi ailleurs : "C’est pour une bonne part comme force de production que la psyché est investie de rapport de pouvoir et de domination, la psyché ne devient force utile que si elle est à la fois énergie productive et énergie assujettie". Prenons l’exemple du management par objectif. C’est un mode de management où on vous donne des obligations de résultat sous forme d’objectifs et vous devez vous mobiliser pour les atteindre mais on ne vous dit pas comment faire. Vous avez donc une mobilisation psychique des individus et c’est ce qui explique ce sentiment que les gens n’en font jamais assez, car les résultats attendus montent toujours. La servitude change de nature puisque l’essentiel du pouvoir est de produire l’adhésion à l’entreprise, à ses valeurs et ses objectifs, aux exigences de l’organisation. A l’American Express par exemple, le système d’évaluation met les employés en tension psychique permanente pour réaliser les résultats. On vous donne comme d’objectif d’atteindre 100, en chiffres d’affaires par exemple ; si vous faites 100 on dit que vous êtes moyen, vous avez une note C sur une échelle allant de A à E mais ce que l’on attend de vous, c’est que vous ayez B, above expectations, au-delà des attentes. Et il faut toujours être au-delà des attentes. L’année d’après, la nouvelle base 100 équivaut à 110 de l’année précédente et donc, above expectations, devient 120. On est dans l’exigence du toujours mieux, du toujours plus, du zéro défaut, de la qualité totale ... Le système de pouvoir met en tension psychique les individus.

Un autre aspect de ce pouvoir est de soumettre en permanence les individus à des exigences paradoxales. Vous avez une obligation de résultats sans qu’il y ait pour autant les moyens d’aboutir à ces résultats. Par exemple, dans le management par projet, on vous donne un projet à réaliser mais c’est à vous de mobiliser les ressources qui sont nécessaires, ce qui fait que vous devez en quelques sorte prendre les ressources à vos collègues. Vous êtes dans la même organisation et c’est comme si vous étiez en concurrence avec tous les autres, et la réussite d’un projet pour l’un se marque, se paye à un moment donné de l’échec des autres d’une certaine façon. C’est aussi un autre aspect de ce que l’on a appelé la lutte des places [1], c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle ce mode de pouvoir fait éclater les structures anciennes, en particulier en termes de hiérarchie organisationnelle, les cultures de métier, de groupes sociaux également. Cela individualise les performances, il faut être polyvalent, polyfonctionnel, les syndicats n’ont plus de prise.

Cette lutte de places est liée à ce que chaque individu est renvoyé à lui-même pour affronter la compétition, soit du côté flamboyant pour obtenir les meilleures places soit du côté plus négatif pour lutter contre l’exclusion, pour ne pas se retrouver sans place. L’exclusion définit ceux qui sont sans travail, les inactifs, les sans logement, sans papiers, sans revenus, les précaires, etc ... Ces bataillons ne constituent pas un prolétariat qui lutte pour changer l’ordre social comme au temps du capitalisme industriel, mais une collection d’individus qui lutte pour avoir une place quelque part, être reconnus, pouvoir vivre. La lutte des places se substitue pour partie à la lutte des classes, c’est-à-dire que l’essentiel de la mobilisation des individus est consacrée à trouver une place dans la société. (...)

(...) Une des caractéristiques de cette nouvelle forme de pouvoir est de mettre les gens dans des paradoxes, et le paradoxe c’est justement que tout cela n’a pas de sens. Un exemple, à la Poste, on instaure des challenges pour "booster" les guichetiers et instaurer un avancement au mérite. Une guichetière raconte qu’elle a vendu mille timbres, il y en avait besoin pour une fête d’école. Donc elle gagne le challenge, il s’agissait d’un VTT, et elle dit : "J’ai honte d’avoir gagné car je n’y suis pour rien, ce n’est pas mon mérite donc cela n’a pas de sens qu’on me récompense de cette façon là" [3]. Dans le monde du travail d’aujourd’hui les gens ressentent une déconnexion entre les raisons qu’ils donnent de la valeur qu’ils accordent à leur travail et les mécanismes d’évaluation qui aboutissent ou non à une prime, un avancement, une augmentation de salaire ... Il y a donc bien perte de sens. (...)

Lire toute l'interview (fortement recommandé)