Friday, February 24, 2006

Pédagogie libérale précoce

La Commission Européenne préconise que l'esprit d'entreprise doit être inculqué aux citoyens dès l'école primaire. Selon une dépêche de l'AEF (accès réservé), Günter Verheugen, commissaire européen chargé de l'industrie et des entreprises, a déclaré : "Nous avons besoin d'une approche systématique de l'éducation à l'entrepreneuriat, de l'école primaire à l'université." Une liste de recommandations a été établie par la Commission Européenne : "Les cursus scolaires devront par ailleurs inclure l'entrepreneuriat comme un objectif d'éducation. Les écoles devront être concrètement incitées et soutenues pour l'introduction de cette matière dans les programmes. Une attention particulière devra de plus être portée à la formation des enseignants et des chefs d'établissements. Une coopération entre les établissements scolaires et les entreprises locales devraient également être encouragée. "

Doit-on penser que Noëlle Breham a décidé d'aller plus loin et dépasser ainsi les plus fous souhaits de Juan Manuel Barosso et son équipe. En effet, c'est carrément le libéralisme pur que les invités de son émission "Les p'tits bateaux" inculquent aux enfants.

Exemple :
Q ( Eve, 17 ans) : « Il n’y a pas longtemps, j’ai acheté une paire de gants à un euro. J’ai trouvé que c’était une super affaire. Mais après, je me suis demandé combien étaient payés les gens qui l’avaient fabriquée et j’ai eu envie de la rendre ».
R ( Daniel Cohen, économiste ) : « Si vous rendiez cette paire de gants, vous rendriez un bien mauvais service à ceux qui l’ont fabriquée. Cette paire de gants que vous avez achetée, pour ces gens-là, c’est leur manière d’accéder à la richesse que vous avez déjà vous-même. Le fait que les gens soient mal payés dans les pays pauvres, cela tient à beaucoup de choses qui ont vocation à changer. Cela tient au fait que ce sont des gens qui n’ont pas les machines que nous avons ici, qui sont obligés de travailler eux-mêmes avec leur travail [sic] plus durement que nous n’avons besoin de le faire nous-mêmes. Nous, dans une nation riche, on appuie sur un bouton et ce bouton permet de faire beaucoup de choses. Quand on n’a rien de ces choses-là, il faut le faire soi-même et c’est pour ça que le travail est moins productif, comme on dit en économie, et qu’il faut plusieurs heures de travail pour faire une chose que nous faisons plus rapidement. Donc le travail est mal payé parce que les gens manquent de ces leviers qui permettent aux sociétés les plus riches d’être plus productives. Le travail est mal payé, aussi, parce que ces nations sont loin de nous, il faut que... ils acceptent de gagner moins pour pouvoir trouver leur voie à nos marchés à nous. Si c’était au même prix, alors on ne leur achèterait pas leur marchandise parce qu’ils habitent très loin. L’éloignement du centre, nous, le fait que ces nations soient moins bien dotées, en machines, en éducation aussi, permet de comprendre pourquoi il sont moins bien payés.»

Un vrai petit argumentaire libéral bien gentillet, n'est-ce pas ? C'est tellement doux qu'il est pas du tout évident de sentir là où ça peut faire mal.

Un autre exemple :
Q ( Chloé, 9 ans ) : « Bonjour, je m’appelle Cholé, j’ai neuf ans, et j’aimerais savoir pourquoi dans l’hémisphère Nord de la Terre les pays sont riches, et dans l’hémisphère sud c’est le contraire. »
R (Alain Fréjans, "ingénieur et historien") : « Chloé, je crois que la richesse, c’est le produit du travail par le commerce. C’est les deux sources de la richesse.
La première des choses, c’est de produire, et produire, c’est faire un très gros effort pour travailler, un très gros effort individuel, et il y a des religions qui incitent à beaucoup travailler, à l’effort individuel, en particulier le protestantisme — beaucoup plus que le catholicisme qui lui interdisait pendant très longtemps le prêt à intérêts, il interdisait le métier de banquier — et il y a d’autres religions comme par exemple l’islam ou le bouddhisme qui n’ont pas l’argent en très haute estime. On dit souvent « Inch’Allah » : il y a un destin, c’est Dieu qui va être l’artisan de la réussite, c’est pas tellement le travail de l’individu. Alors il est certain que les peuples protestants qui sont dans le Nord de l’Europe et le Nord de l’Amérique ont mieux réussi que les peuples du reste du monde. Les pays qui ont été communistes incitent à l’effort collectif et pas à l’effort individuel, donc ça n’incite pas le particulier à faire un travail individuel. »

...« Et alors, nos pauvres amis africains, très souvent ils se sont trouvés coincés dans des forêts équatoriales, sans les moindres moyens de communication, sans les moindres moyens d’échange, alors même s’ils avaient un petit peu de cuivre, ou un petit peu de caoutchouc, ils ne pouvaient rien échanger. »
...« Donc ce qui est très important, c’est le travail de l’individu, c’est une société qui valorise le travail. Par exemple l’esclavage ... L’esclavage, c’est très, très mauvais, parce que tant qu’on a des esclaves, on ne se donne pas de mal, et on ne cherche pas des machines pour rendre le travail plus efficace ! »

Le mélange est total. On se sait plus de quoi parle cet ingénieur-historien. L'auteur de l'article d'Acrimed s'interroge : "Nous ne sommes pas bien sûr d’avoir compris de quoi il s’agit : de l’esclavage pratiqué par des peuples paresseux ? Ou de l’esclavage auquel les peuples d’Afrique ont payé le plus lourd tribut, pour le plus grand bénéfice des peuples courageux, charbonneux et maritimes ?".

Plusieurs questions me viennent à l'esprit. Bernard Guetta, le grand pédagogue de l'Europe libérale parraine-t-il cette émission ? France-Inter a-t-elle décidé de faire de la pédagogie auprès des enfants français (cerveaux plus facilement maléables), pour qu'ils puissent voter OUI au prochain TCE, vu que cette même pédagogie n'a pas trop marché avec les parents adultes ?

Comme tout est lié, cette façon de former les futurs citoyens garantira qu'ils ne pourront que croire ce que raconteront les futurs pédagogues. Une future société convaincue d'être dans le vrai. Normal, elle n'aura jamais eu conscience qu'une autre façon de vivre, de penser et d'appréhender le monde existe.